«Nuit glacée» est un roman qui porte bien son titre. S’il est ici un hiver qui enveloppe toute la narration, c’est celui de la guerre sino-japonaise qui sert de toile de fond au quasi huis-clos d’un couple plongé dans les glaces de l’exode et de la séparation. En plus de leur propre crise larvée, la belle Shousheng et le terne Shüenn doivent composer avec la mère de ce dernier ainsi que le leur fils Petit Shüenn.
Ce contexte familial porte en lui un conflit plus violent, tout en froideur clinique, en rivalité féminine et en haine tenace qui oppose la moderne Shousheng à sa belle-mère, restée pétrie de cette culture traditionnelle qui l’a façonnée. La tension est telle que l’enfant en vient même à occuper, dans les plans du récit et des sentiments, une place totalement excentrée et marginale. Une situation qui contribue à accentuer l’ambiance maussade de ce roman qui, aux lisières du récit, vient évoquer le conflit entre nationalistes et communistes car la guerre ne freine pas le processus de la révolution chinoise.
Avec son style décharné, ses tensions, son atmosphère sombre, sa manière efficace et faire tenir toute une Chine dans trois personnages, «Nuit glacée» s’avère un livre matriciel qui fournit dans ses pleins et ses creux un matériau à la fois littéraire et historique qui permet sinon de comprendre, tout au moins de mieux cerner la nouvelle Chine qui s’esquisse à travers la dimension métonymique des protagonistes.
Même si elle travaille dans une banque, symbole du capitalisme, Shousheng représente une femme tournée vers l’avenir. Elle assure les revenus du couple et les frais de pension de l’enfant. Forte de sa beauté et de sa jeunesse, elle sort au restaurant, s’habille avec élégance, fréquente d’autres hommes, questionne la profondeur et la sincérité de sa relation de couple et de ses sentiments.
Elle est en conflit ouvert avec cette belle-mère qui parle encore de palanquin et qui, de sacrifice en dévouement et de remarques fielleuses en considérations morales, symbolise un passé qui s’effiloche entre la guerre qui détruit et la révolution qui veut faire table rase.
Écartelé entre ces deux femmes que tout oppose, Shüenn incarne le marais de ceux qui ne savent pas choisir leur camp. Tiraillé entre sentiment et devoir, entre respect et soumission, il subit les événements qui font de sa vie un naufrage. Dès les premiers mots, il se demande d’ailleurs «Et pourquoi ne montrerais-je pas de courage? Serais-je à tout jamais devenu un pauvre type?»
Dans sa vie professionnelle, cantonné dans un travail subalterne, il endure le poids de la hiérarchie et doit transiger avec l’idéologie nationaliste qu’il ne partage pas. Dans sa vie intime, il doit composer avec cette autre vie que mène sa femme qu’il espionne parfois. Dans sa vie personnelle, celui qui s’entête aussi à rester un bon fils obéissant est frappé par la tuberculose, mal de l’effondrement qui ronge, qui empêche de parler, qui étouffe. Et c’est par la maladie qu’il échappera à ses contradictions et à ses dilemmes, malgré les soins de sa mère. Et qu’importe si finalement les Japonais sont vaincus, personne ne triomphe et selon le mot de Brel, la victoire n’est qu’un enfant mort-né.
Exil, déracinement, isolement, crainte, misère, maladie, déchirement, mort, abandon, lumière froide, ambiance sombre… Ce livre est d’une noirceur et d’un pessimisme rares mais chargé d’une sincérité absolue qui atteste que de tels moments ont été vécus, traversés et surmontés. Pa Kin ne joue ou ne surjoue aucune carte qui porterait le récit vers quelque chose de vraiment nauséeux ou de franchement glauque qui concourrait à le faire passer à côté de son propos. De même, la relation de couple qu’il décrit avec une grande sécheresse de ton conserve une tension sourde et vibrante d’intensité qui s’affranchit de tout écueil mélodramatique.
Ici l’écriture cingle comme l’aiguillon du froid et ce qualificatif de «glacé» employé à haute fréquence dans la narration en viendrait même à signifier cette absence de recherche stylistique qui renforce l’aridité et la rudesse de l’histoire. Cette «Nuit glacée» est marquée du début à la fin par l’austérité de la survie.
Ici le thé n’est que de l’eau bouillie. Les lumières qui éclairent décors et personnages sont désespérément froides. Les logements sont miséreux et hantés par les rats. L’électricité est coupée, les alertes aériennes et les folles rumeurs hachent le quotidien. Tout traduit un effondrement, un collapsus général, la fin d’une civilisation. Et pourtant, et malgré tout, il reste bien au-delà des personnages, une simplicité profondément humaine dans le regard que porte Pa Kin sur son époque. «Nuit glacée» offre un reflet sans concession sur une période où s’expriment sans retenue la violence mécanisée des conflits et l’intransigeance idéologique des révolutions broyeuses d’avenir. Si Victor Serge a dit qu’il était minuit dans le siècle, Pa Kin note effectivement que la nuit est glacée.
Une phrase: «Le temps était comme un vieux cocher souffreteux, les tirant lentement vers l’avenir, si lentement qu’il leur semblait parfois que la voiture s’était déjà arrêtée.»
«Nuit glacée» Pa Kin, Éditions Gallimard, 328 pages
NB: Parler de ce livre, c’est aussi parler d’un rapport au livre. Sans avoir vraiment cherché cet ouvrage, il restait dans un coin de ma tête depuis cette lointaine émission d’«Apostrophes» dans laquelle Bernard Pivot a évoqué la réédition de ce roman. Et cet été 2022 une relation m’a proposé de récupérer quelques livres dans la bibliothèque d’une sinologue de ses amies. J’ai accepté en étant plus sûr de tomber sur «Nuit glacée» que si je l’avais cherché sur internet. Mais je ne l’ai pas trouvé. Et quelque semaines après, j’explorais les rayonnages d’un excellent bouquiniste, «Le Temps retrouvé» à Pont-Audemer, quand «Nuit glacée» m’a retrouvé!