Une retraite de Russie

La réédition de ce livre de souvenirs d’Eugenio Corti éclaire d’une lumière froide et crue un épisode qui peut paraître assez peu documenté. Celui de la participation des troupes italiennes aux combats du front russe lors de la Seconde Guerre mondiale.

L’épicentre de cet engagement tourne autour de la bataille de Stalingrad, un des point nodaux du conflit à l’Est. Et dans l’étude de cet affrontement majeur, l’historiographie se borne généralement et sans s’appesantir à pointer la faiblesse des forces hongroises, roumaines et italiennes dans les causes de l’encerclement de la VIe armée allemande.

Eugenio Corti n’explique rien de la bataille, de la stratégie déployée ou des tactiques mises ne œuvre ni ne cherche à justifier ou glorifier les soldats du Duce embringués dans cette sale affaire. Non, il offre juste le témoignage glaçant et saisissant de ce que peut être une armée en déroute.

Le 19 décembre 1942, ils étaient 30’000 au départ, mais entre le froid, la neige, l’incertitude et un vent glacé qui mord tout, tout s’effiloche. Pendant que certains perdent le sens de la discipline, d’autre égarent les valeurs du commandement. On abandonne les blessés. On épuise les mules et les chevaux avant de les dépecer pour les consommer, parfois crues. La faim et le froid tenaillent les organismes au point de susciter des conflits au sein de la troupe et entre alliés pour les distributions de vivre et la gestion des magasins.

Dans le chaos de la retraite et de la désorganisation, les informations les plus contradictoires circulent tandis que les colonnes étirées et fragilisées par l’abandon progressif de leur matériel sont harcelées par les raids ennemis et les incursions des partisans.

Il est question du comportement de hommes et des armées sur le terrain, quand il s’agit de piller les vivres des paysans miséreux, de trouver une place abritée des éléments pour la nuit ou pour un repos dans la progression.

Jeune officier soucieux de servir et observateur attentif, Eugenio Corti, semble déployer bien des ressources et payer de sa personne pour maintenir le moral des Italiens. Des soldats désemparés dont il questionne le sens de l’organisation, de la solidarité, de la combativité et du commandement par rapport aux Allemands, aussi efficaces que froids et barbares. Enfin, le contexte idéologique du conflit transparaît aussi dans ces pages où la peur du «bolchevique» hante les soldats qui redoutent plus que tout de tomber vivants aux mains de l’Armée rouge. L’auteur ne s’épargne d’ailleurs pas, avouant arracher ses galons de son uniforme de crainte d’être capturé.

Ici, il ne semble pas que le souvenir ait pu enjoliver l’horreur. Tout est dit simplement, sans emphase, sans effet de style, peut-être même parfois sans cohérence. Sans recherche de valeur littéraire, sans trop de valeur historique non plus même si les notes de l’auteur reprécisent certains faits, mais toujours au plus près de l’homme. Dans le chaos, cette troupe qui ne sait plus vraiment où elle se situe découvre qu’elle est soudain sortie du piège, presque comme par miracle.
Mais, le 17 janvier 1943, ils ne sont alors plus que quatre mille «dont au mois trois mille étaient atteints d’engelures ou blessés».

Ce livre parle aussi d’une lutte contre la fatalité. Ce qui transparaît de ces lignes, c’est la volonté farouche de l’auteur de vouloir «s’en sortir» et de s’accrocher à ce choix avec la conviction que se sauver soi-même l’aidera à en sauver d’autres.
Cette attitude pourrait tenir de la conduite magique, relever de l’intuition profonde ou être en lien avec sa foi et sa piété, mais elle doit aussi à un certain pragmatisme, celui de la gestion parcimonieuse de son organisme agressé par les éléments.

Dans les heures sombres et au paroxysme de la souffrance de cette retraite de Russie, Eugenio Corti évoque la déshérence et la solitude morale de ceux qui doivent, malgré eux et au-delà d’eux-mêmes se poser un grande question, celle de pouvoir choisir leur mort s’ils ne peuvent en réchapper.


«La plupart ne reviendront pas» Eugenio Corti, Les éditions noir sur blanc, 315 pages

Une phrase
: «En fait à l’indifférence vis-à-vis des horreurs qui nous submergeaient s’alliait en notre for intérieur, pour ne faire plus qu’un, pourrait-on dire, l’indifférence à l’encontre du devoir.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.