Une littérature des ruines

Hans Fallada (Rudolf Ditzen, 1893-1947) m’apparaît comme une figure de la littérature populaire non seulement allemande mais universelle. Une littérature sans artifice, sans prétention, sans vanité, mais solide et d’envergure aussi car, dans son humilité non revendiquée, elle dit quelque chose de son époque, du «moment» dont on parle et du «lieu» d’où l’on parle. Chez Fallada, il s’y ajoute encore, entre les lignes, quelque chose de l’homme tourmenté à la fois par le sort qu’à connu son pays, par l’exercice de son art sous une dictature et par ses propres démons qui l’ont conduit aux addictions: alcool, tabac, morphine.

Ouvrage posthume, «Le Cauchemar» pourrait occuper dans la littérature une place aussi symbolique et importante qu’ «Allemagne année zéro» tient dans le cinéma. Celle d’un témoignage immense et précieux, à haute valeur documentaire, sur cette époque où la fin du conflit n’est pas encore, pas vraiment, là paix.

Fallada parle d’épuisement moral, de démission, d’abandon, de culpabilité et de réparation. Ce propos est porté par le couple Doll, lui écrivain d’âge mûr, et sa jeune épouse, riche et plus insouciante.

Tout commence plutôt bien pour les Doll, nullement inquiétés par le surgissement des Russes. Lui devient maire du village qu’il doit redresser sous contrôle soviétique. Sa haine du nazisme le soutient dans cette tâche ingrate et exposée, mais la découverte des bassesses des uns et des autres, les souvenirs plus ou moins glorieux du passé attisent sa rancœur. Absorbé dans son action de reconstruction morale, le ressentiment antinazi de Doll finit par se déployer contre le genre humain en général et son questionnement intérieur le fait sombrer dans une profonde mélancolie.

Le couple retourne dans les décombres de Berlin pour se confronter, dans une ville cinéraire, à toute sorte de situations, déprimantes ou exceptionnelles. Désarmé, le couple s’abîme dans l’abattement et la dépression. Jamais désunis, les êtres, les moi, se décomposent pourtant alors que sous leurs yeux s’affirme et se consolide l’élan de la reconstruction. Pressé d’écrire, de témoigner, par son ancien éditeur, on peut penser que Doll loupe sa chance de reprendre pied dans cette Allemagne sous contrôle alliée, mais l’espoir se situe ailleurs, du côté de la guérison.

Une notion qui conclut le livre et qu’il faut comprendre au sens le plus large possible. Celle du couple à la dérive comme celle du pays qui veut se relever. La paix enfin retrouvée.

Tout n’est pas d’une grande fluidité dans ce récit qui fonctionne par à-coups mais les personnages en nourrissent le rythme et en entretiennent la dynamique. On peut ainsi s’attacher à la dimension symbolique du chien Mucki dont le nom date des «jours heureux», mais qui n’a pas «bien supporté la guerre, ne fait que gémir et qui pourrait tuer et n’est plus utile à rien». Ainsi que la touchante petite mère Trüller, petite mère patrie à elle toute seule, qui s’occupe de ses «enfants». En effet, cette ménagère travailleuse et généreuse chaperonne et nourrit Doll ainsi que les jeunes femmes atteintes de maladies vénériennes hébergées dans l’établissement dont elle a la charge. Toujours remplie d’espérance, elle demande à tous ceux qu’elle croise s’ils ont eu des nouvelles de son fils disparu dans les combats pour Berlin, un an et demi auparavant.

Il semble que de «Quoi de neuf petit homme» à ce «Cauchemar» en passant par le chef-d’œuvre qu’est «Seul dans Berlin» (dont il est aussi question sur ce site), Fallada esquisse un trilogie qui reflète, à hauteur d’homme, l’immense secousse historique qui disloque l’Allemagne dans toutes ses dimensions: institutionnelle, sociétale, géographique. Grande dépression, conflit mondial et zusammenbruch sont évoqués à travers des personnages qui deviennent la métonymie d’un peuple dont le destin est emporté par la tectonique d’une période qui est aujourd’hui analysée comme la «Guerre de Trente Ans du XXe siècle».

«Le Cauchemar», Hans Fallada, 320 pages, Denoël

Une phrase: «Il n’y avait plus rien qui vaille la peine d’être dissimulé chez ces gens, ce peuple qui supportait sa défaite sans dignité aucune, sans une once de grandeur.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.