Sans retour

«Le voyageur» est un livre précieux. C’est un ouvrage remonté des profondeurs du temps, de l’histoire et de l’oubli aussi car il ne doit sa publication – très – tardive qu’à un heureux concours de circonstances. Si le temps a passé, l’actualité brûlante dans laquelle il a été pensé et écrit par Ulrich Alexander Boschwitz, un jeune homme de 23 ans, n’a rien perdue de sa force.


«Le Voyageur» s’ancre dans les années les plus sombres de l’histoire allemande. L’auteur narre l’itinéraire décousu, erratique et angoissant d’Otto Silbermann, riche industriel allemand, parfaitement intégré qui, au moment de la Nuit de Cristal, tente d’échapper aux rafles et aux persécutions. Il donne à lire une histoire pleine d’urgence et de nerf qui palpite au rythme du cœur, des muscles et du mental d’un homme qui dévisse, soudain saisi d’une grande incompréhension, une pente infernale. De trains en trains, de gares en gares, de lignes en lignes, de compartiments en salles d’attente, Otto Silbermann cherche sa voie, tente une échappée, mais il zigzague, titube, chancelle, sonné par l’Histoire. Il arpente sans rime ni raison le labyrinthe d’une vie familiale et professionnelle bientôt pleine d’impasses, s’empêtre dans la toile d’araignée que tisse sournoisement le régime qui s’installe, s’abîme dans un enchevêtrement d’interrogations sans réponses. Poursuivi, chassé, inquiet, à vif, à bout de ressources et d’énergie, Otto Silbermann se retrouve soudain étranger, prisonnier en son propre pays devenu une vaste prison, et dans cet affolement paniquant de gibier traqué, ses moments de répit sont mis à profit pour questionner les événements, leur violence, leur absurdité.


Dans l’instant, l’auteur pose un regard d’une grande acuité sur son son époque. Ce récit sans fioriture, simple, efficace, direct n’apparaît jamais moraliste mais il sait dégager assez d’espace pour que son lecteur s’interroge, fut-ce plus d’une demi-siècle après, sur la manière dont il se serait lui-même comporté en de pareilles circonstances. Ce livre interpelle nos certitudes, nos forces et nos faiblesses avec une grande simplicité car on peut déceler dans la narration une veine populaire qui n’est pas sans évoquer Hans Fallada.

Enfin, dans la destinée incroyable de ce livre vibrant de tension et d’urgence, qui ne faillit jamais avoir de postérité, on trouvera un écho déchirant, à son contemporain «Suite Française», d’Irène Némirovsky. Deux auteurs que la guerre a fini par rattraper…

Une Phrase : «Je suis un voyageur, un voyageur qui n’arrive jamais à destination. En réalité, j’ai déjà émigré. J’ai émigré vers les chemins de fer du Reich allemand. Je ne suis même plus en Allemagne. Je suis dans des trains qui sillonnent l’Allemagne. C’est très différent.»

«Le Voyageur», Ulrich Alexander Boschwitz, 336 pages, Editions Grasset

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.