Le cortège d'ombres de l'enfance

«J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel», dit un vers de Victor Hugo dans «Le crapaud», poème dans lequel des mômes s’acharnent sur cet amphibien symbole de la laideur. Et bien, un épisode semblable est repris ici dans la belle prose de Pierre Jourde qui s’éploie avec une ampleur toute «hugolienne» pour dire la cruauté des enfants.

Ce moment pourrait constituer l’un des points nodaux du propos complexe que l’exigeant bougnat (lire aussi la rubrique «Plumes» sur ce site) expose dans ce livre sombre et complexe. Il est en effet question des amitiés enfantines, de leur férocité, de leur sauvagerie, de leur intransigeance. Mais ce point de vue se combine avec le regard adulte du narrateur, un romancier qui vieillit et s’épuise dans une quête qui relève de la revérification de souvenirs. Il se confronte au passé et à la figure de François, celui qui fût le camarade admiré au temps du collège, une institution scolaire de Clermont-Ferrand gérée par des religieux. Et ce collège obscur, hanté de figures ensoutanées, strictes et souvent repoussantes, cet établissement poussiéreux et funèbre avec ses zones méconnues devient vite le premier labyrinthe de ce roman.

Car dans cette narration comme dans presque toute sa démarche littéraire, il rôde sans doute chez Pierre Jourde l’ombre tutélaire de Borgès. Alors, l’auteur prend son lecteur par la plume pour l’égarer sans le perdre dans un écheveau de dédales qui dessinent la carte et le territoire d’une géographie complexe et ténébreuse, pleine de rues sombres, de pièces encryptées, de forêts profondes. C’est par ces sentes et ces venelles escarpées que Pierre Jourde entraîne, non sans difficulté, son lecteur. Et c’est ce cadastre à la fois auvergnat et flou mais aussi altéré par le temps qui passe qu’il arpente avec obstination pour y déceler ce qui pourrait expliquer la personnalité de François, son mysticisme et sa nature vraie.

C’est en effet sous la férule de François que ses complices, l’auteur-narrateur et Boris, vont persécuter le petit Serge, un garçon qui quémandait leur amitié et qui deviendra leur souffre-douleur. Aux sources de l’histoire, la culpabilité de ces épisodes honteux et recouverts d’oubli remonte soudain à la surface du présent diégétique lorsque le narrateur entraperçoit – ou croit le faire – la silhouette de l’ancien ami sur un quai de gare, depuis un train qui le ramène en écrivain vers le pays de ses origines.

Cette démarche obsessionnelle s’avère aussi la quête inaboutie d’une clé qui permettrait d’élucider enfin les raisons de la trouble fascination que François exerça sur l’enfance de l’écrivain – double de l’auteur? Elle justifie ce long dialogue qui questionne constamment le lecteur sur la dimension réelle ou imaginaire de cet échange qui traverse le temps.

Ainsi, ce qui s’élabore comme le roman familial de François que l’on dit mystérieusement disparu en Angola où il se fit mercenaire après avoir glissé vers la violence de rue et l’extrême-droite, devient le morceau de bravoure de ce livre puissant. L’évolution de François permet aussi de poser la question de l’amour. Ce lui que l’on reçoit et que l’on croit ne pas mériter. Celui que l’on a pas su reconnaître et dont on se blâme ensuite dans une recherche de la violence qui fait de François un réprouvé.

Avec maestria et intelligence, Pierre Jourde intrique le passé et le présent, le réel de la fiction et opère des glissements fantastiques qui dissolvent les frontières entre les temps mais aussi entre les vivants et les morts. Car en plus de François revient aussi, à plusieurs reprises, la figure de Laure. Cette toute jeune fille fut aussi une amie de la petite enfance du narrateur et elle s’est noyée durant des vacances d’été. Ainsi, pour l’auteur, l’éden de l’enfance invite déjà à un compagnonnage avec le cortège d’ombres de disparus avec lesquels on reste en dialogue.

Enfin ce voyage dans le temps permet aussi à Pierre Jourde de sublimer sa chère Auvergne tout en démontrant sans maniérisme ni vanité la force de sa plume et la vigueur de son style. L’exploration sans concession de ces paradis noirs et basaltiques s’adoucit dans les descriptions magnifiques des personnages qui encadrent ces mômes croient tout savoir. Religieux sévères et vieux professeurs sont dépeints en force, sans pitié mais avec un trait d’humour. La figure totémique de l’aïeule au crapaud dans son jardin et l’amour inconditionnel qu’elle voue à François sont admirables. Elle est cette baudelairienne «servante au grand cœur» qui mériterait quelques fleurs. La silhouette d’un vague oncle bricoleur de génie polissant dans un silence besogneux des travaux de réparation pour tout le quartier dans sa cave-atelier capte l’attention. L’évocation des rues anciennes qui résonnent des sons des métiers disparus, les paysages sauvages piquetés de burons et zébrés les routes sinueuses qui apprivoisent les Puy apparaissent comme des réminiscences du décor sauvage et grandiose de «Pays perdu», autre œuvre magnifique qui explore l’Auvergne et les origines.


«Paradis noirs» Pierre Jourde, Éditions Gallimard, 266 pages

Une phrase: «Celui qui dort ne veut pas se réveiller, il veut poursuivre tranquille son voyage sur le réseau souterrain du rêve. Il prend des correspondances, descend sur des quais déserts. La lampe de la petite gare dessine un grand cercle jaune. Parfois un habitant du passé l’attend debout au milieu du cercle.»


Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.