L'Europe à la recherche de fils et de filles

Il est peut-être à redouter que la crise du coronavirus et ses conséquences ne viennent semer les germes d’une dislocation européenne, toujours latente malgré les euro-milliards mis récemment sur la table.

Que masquent en effet le robinet à crédits et la planche à billets ?

Les décisions de la Commission européenne restent toujours perçues comme hors de tout contrôle démocratique. Les politiques n’ont guère de prise sur les choix de la Banque centrale européenne. Et, en ces deux organes essentiels, une technostructure cultivant sa pensée unique s’arc-boute, hors de tout pragmatisme, aux critères figés de l’orthodoxie financière et décide de tout. 

Non seulement, au sein de chaque État, les politiques se plient, se soumettent à cette expertise, mais plus souvent qu’à leur tour, ils utilisent l’Europe comme exutoire pour arguer de leurs propres impossibilités ou pour justifier leurs inerties. 

Tout cela ne fait ni le jeu ni la promotion de l’Europe auprès des peuples qui se défient d’un niveau de pouvoir qui échappe à l’exercice de leur souveraineté.

Et que voient-ils en ce moment ?

Une Italie qui tutoie le bord du gouffre sanitaire et qui a reçu des aides chinoise, russe et cubaine.

Une Grèce déjà essorée par les nombreux plans de refinancement de sa dette jetée en première ligne et débordée sur le front des migrants, pendant que Frontex dit «réfléchir». Alors même que Bruxelles a payé Erdogan pour gérer la question et qu’il agit en maître chanteur. Il faut aussi redouter les conséquences de la pandémie sur une industrie touristique qui demeure le principal vecteur de croissance du pays.

Une France plus ou moins exsangue qui s’efforce de contenir, seule, la stratégie de déstabilisation djihadiste qui ronge le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest, en une partie du continent qui fut autrefois son domaine réservée mais qui est devenue un carrefour périlleux où s’aiguisent des luttes d’influence étatiques ou terroristes.

Des États européens qui, au plus fort de la pandémie, n’ont eu de cesse d’arraisonner ou réquisitionner du matériel médical à destination d’un autre.

Une Europe centrale qui glisse, s’abîme dans des situations crypto-dictatures, encaisse les subventions européennes et les milliards de compensation, mais se tourne vers le parapluie américain et accède aux desiderata chinois.

Et pendant ce temps là ? Bruxelles fronce les sourcils. Mme Merkel ne se montre solidaire que des excédents de sa comptabilité publique. Le président Macron crie comme disait Charles de Gaulle – qui avait mis son veto à l’entrée de la Grande Bretagne dans la CEE- « L’Europe l’Europe l’Europe en sautant partout comme un cabri ».

Comment en est-on arrivé là. Comment cette Europe qui a réussi la paix est-elle devenue un grand projet en panne d’idées ou une grande idée en panne de projets ?

Peut-être parce que l’Europe est incomplète, inachevée, inaboutie que le modèle qu’elle a proposé n’est plus viable ainsi qu’en témoigne le Brexit. L’euro a été un point d’orgue. Il est devenu un point faible.

En faisant l’euro, on a cru faire l’Europe. Mais on a vu trop large, les disparités étaient trop grandes et certaines balances des paiements n’étaient tout simplement pas sincères au moment de fondre les monnaies. En laissant filer leur devise en une seule, les États se sont privés de leur arme monétaire. Alors ne faut-il pas céder davantage de souveraineté et envisager de passer à un véritable fédéralisme pour élaborer enfin de réelles politiques communes en matière de santé, de monnaie, d’économie, d’industrie, de défense, de diplomatie…
L’Europe, celle élaborée par les pères fondateurs, s’est appuyée sur des bases technocratiques en phase avec une société de croissance heureuse sur fonds de welfare state et de comptes publics équilibrés malgré l’inflation. Cette Europe initiale a été sectorielle (CECA, Euratom, Traité  de Rome) mais elle a su à un moment s’accompagner  d’un projet et d’une ambition politique d’inclusion. Ah les États-Unis d’Europe esquissés par Hugo… Cette dynamique porteuse s’est évanouie, dissoute dans une hyper technocratie, égarée dans un espace plus marchand que citoyen.

L’Europe a besoin de ses professionnels et de ses experts pour mettre en musique des volontés politiques émanant des peuples.

L’Europe mythique a été une affaire de génération, celle des pères fondateurs qui sont entrés dans les livres d’histoire. Elle fut aussi une affaire de passion conduite par une génération de politiques et de technocrates qui étaient en phase, portés, animés, mus, par une puissante volonté de paix et de concorde. Désormais, l’Europe semble devenue une affaire de raison. Et plus que des héritières ou héritiers, il faut à l’Europe de véritables fils et filles.
(Mis en ligne le 27 avril 2020)

Photo: Wikicommons

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.