L’histoire de Demon Copperhead c’est un peu celle d’un pauvre petit poisson qui rêve de voir l’océan mais qui barbote dans l’eau saumâtre d’un marécage et ne cesse de gigoter afin de regagner la surface histoire d’avaler un peu d’oxygène pour tenter de surnager. Cependant, pour remonter des eaux placentaires à la mer mère, il va falloir en franchir des mauvaises passes à menu fretin, en éviter des nasses, en vaincre des courants contraires.
C’est cet âpre chemin vers le grand bleu que trace ce livre cruel, implacable, furieux et sous acide qui brosse la fresque terrible et saisissante d’une lumpen America. Pour ce grand roman d’apprentissage, Barbara Kingsolver a remporté le prix Pullitzer. Et ma foi, c’est amplement mérité pour cette grande dame des lettres américaines.
On pourrait-être chez un peu chez Ted Conover, «Là ou là terre de ne vaut rien», mais la romancière ne donne ni dans le reportage ni dans l’ethnographie. Ici les relégués ne sont pas aux portes du désert, il restent attachés à leur comté de Lee en Virginie, aux confins du Kentucky et du Tennessee, quelque part dans des Appalaches en déshérence. C’est chez les Hillbillies, les péquenauds blancs et pauvres qui vivotent entre mobil-homes et pick-up, mines abandonnées et fermes qui végètent qu’elle plante le décor d’un petit monde où l’on survit, entre bullshit jobs et et toxicomanie.
C’est là qu’est né coiffé Demon Copperhead. En effet, dès ses débuts dans la vie, ce môme qui est en plus issu par son géniteur de la minorité melungeon* doit se bagarrer puisqu’il est expulsé du corps d’une mère dans les vapes en étant encore pris dans sa poche de liquide amniotique. Ce fils d’une toxicomane de 19 ans et d’un père mort dans les tourbillons infernaux de la «marmite du diable» où bouillonne une rivière du coin est incontestablement mal parti dans la vie.
Au décès de cette mère trop fragile, cet enfant sans trop d’enfance va être ballotté d’une famille d’accueil à l’autre. Ici un paysan le considère d’abord comme une main d’œuvre bon marché et s’il connaît ses premiers étourdissements avec le tabac, c’est en allant l’écimer dans des champs immenses. Ailleurs, il n’est pas mieux considéré qu’un animal domestique, contraint de coucher dans une buanderie au pied de la machine à laver. Tout cela avec la veule complicité de services sociaux bien sûr.
C’est ce qui va le pousser à prendre la route pour tenter de retrouver une grand-mère qui pourrait le réinscrire dans sa propre histoire. En savoir plus ce père exactement comme lui, «physiquement, en paroles comme en actes. Un bel homme avec un cœur trop grand pour une vie qui lui avait pas fait de cadeau». La mouise en héritage? Mais si la vie de Demon prend une nouvelle orientation, c’est aussi grâce au football où il excelle. Jusqu’à ce qu’un costaud ne lui éclate volontairement un genou. À peine adolescent, Demon entame sous couvert de soins, une descente aux enfers, accroc aux opioïdes et autres substances. Son univers bascule et les quelques repères qu’il avait s’écroulent et disparaissent dans un brouillard médicamenteux. Elle est là, avec Demon, avec sa copine, avec des infirmières aux lisières de l’honnêteté et avec des vieux perclus de douleurs, avec un peut tout le monde aussi, cette Amérique anesthésiée au Fentanyl, avec un cachet pour seul projet.
Mais, malgré son manque de confiance en lui et une certaine naïveté, le garçon aux cheveux cuivrés se montre résilient comme on dit aujourd’hui. Si la porte du football se ferme, sont talent de dessinateur entretenu et cultivé de carnets en carnets depuis sa «tendre» enfance pourrait lui en ouvrir d’autres. Mais de cahots en chaos, les infernales routes des Appalaches ne sont pas pavées de bonnes intentions et le diabolique n’a pas besoin des détails pour se cacher dans le décor. Toutefois, sur la grande chaussée cabossée de la vie, Demon peut aussi compter sur la solidité, la détermination et la bienveillance d’Angus, la fille de son coach.
Écrit du point de vue du héros, dans un style riche, aussi enlevé qu’imagé, ce roman imposant s’impose, même si on peut parfois sentir un peu de longueurs, un énergie qui s’émousse avant de rebondir. Et on comprend aussi que ce n’est pas seulement parce que leurs patronymes se font écho que l’auteure veut inscrire son propos dans le sillage de Charles Dickens et de son «David Copperfield». Cette Amérique de 2004 où l’on enterre Ronald Reagan en quelques phrases assassines (p.550) n’ a pas grand chose à voir avec l’Angleterre victorienne sinon que Barbara Kingsolver tient à nous signifier que dans toutes les sociétés où quelque chose va de travers, les premières victimes sont les enfants.
*Melungeon: les origines du nom (issu du français «mélangé»?) comme de cette minorité font toujours débat. Il peut s’agir de personnes de descendants de Noirs, d’Européens blancs et d’Amérindiens. A noter que l’auteur a grandi dans le Kentucky et vit dans les Appalaches.
«On m’appelle Demon Copperhead» par Barbara Kingsolver, Éditions Albin Michel, 624 pages, février 2024
Une phrase: «Pareil pour le bouquin de Charles Dickens, un type hyper vieux, mort depuis un bail et étranger en plus de ça, mais putain, il les connaissait les gamins et les orphelins qui se faisaient entuber et dont personne n’a rien à branler. T’aurais cru qu’il était d’ici.»