L'ennemi prodigieux

Antonio Scurati ouvre avec «M l’enfant du siècle» une trilogie foisonnante. Seulement, il est question ici d’une figure controversée, celle de Benito Mussolini. Et là où beaucoup auraient pris des pincettes, Scurati y va à bras le corps, avec élégance, avec érudition aussi, mais sans complaisance et ni peut-être sans la neutralité revendiquée dans son approche.

Ce qui porte cette fresque historique et romanesque dont le premier volet couvre l’époque qui court de 1919 aux premiers jours de 1925, c’est d’abord le style éblouissant d’un auteur qui maîtrise son sujet, le domine et sait toujours l’éclairer. Sous sa plume marquée par le rythme ternaire, l’évolution tumultueuse, embrouillée, heurtée, florentine, de l’Italie devient lumineuse et fluide. Mussolini a fait l’histoire, mais il n’était pas tout seul. Au fil des changements de points de vue, Scurati explore le noyau dur des Arditi, ces ardents, anciens combattants en mal et en quête de violence qui, dès les lendemains de la guerre, épouseront la cause et s’ensanglanteront les mains pour le Duce et sa conquête du pouvoir.

Il s’intéresse aussi à ceux qui auront le courage de lui tenir tête, tel le socialiste Giacomo Matteotti dont l’auteur décrit, dès 1921, un enlèvement suivi de sévices qui préfigure déjà les tragiques événements de 1924. Il s’attache encore à Nicola Bombacci, le «Lénine de Romagne», le «Christ des ouvriers» qui, par sa trajectoire politique comme par son destin historique, deviendra une sorte de Doriot italien.

Le début de l’ouvrage est hanté par la figure du poète Gabriele d’Annunzio, celui qui s’en ira bardé de rêve brumeux et d’idéal incertain annexer Fiume pour y installer un régime décadent et baroque dont la dégénérescence enivrée de la sève épaisse et noire du «sangue morlacco», ainsi que d’Annunzio désigne le cherry, renvoie ici un sentiment étrange. Celui de préfigurer quelque chose de la fameuse République sociale de Salo.

Les anecdotes sont toujours documentées et leur précision est telle qu’elles parviennent à revêtir une valeur d’explication. Antonio Scurati revisite un versant tragique de l’histoire, un entre-deux guerres chamboulé ou les peuples s’accommodent mal des frontières que leur ont légué les traités de Versailles et de Trianon. De plus, l’argument romanesque de Scurati est confronté, dans la construction de l’ouvrage, à divers documents d’époque: extraits d’articles de journaux, de discours, de lettres, de rapports de police. Ces éléments objectifs viennent consolider les sentiments du lecteur, attester de la rigueur de l’auteur et montrer qu’au-delà de leur fonction testimoniale, ils ont inspiré l’écrivain qui s’approprie parfois les lignes fortes de leurs contenu.

Grâce au premier volet de ce «M» machiavélique, Antonio Scurati permet de comprendre pourquoi l’Émilie-Romagne est devenue les berceau du fascisme. Il explique comment la marche au pouvoir est jalonnée de violences et de coups politiques tordus orchestrés par un Mussolini manœuvrier qui se transforme et s’épaissit au fil des pages. L’auteur ignore le Mussolini socialiste d’une première vie. Il le saisit d’emblée dans l’enfance de la dictature, en tribun tâtonnant, en leader tourmenté épris de journalisme éditorial, en politicien tiraillé entre les idéologies, entre la révolution à laquelle il a cru, qu’il espère et qu’il guette pour mieux imposer la réaction qu’il élabore. Et l’homme dans tout ça? Antonio Scurati ne le méprise pas et évoque aussi ce personnage passionné d’aviation et obsédé par les femmes, de l’épouse aux maîtresses en passant par les conquêtes.

Enfin, pour compléter ce travail exigeant, énorme et passionnant, l’ouvrage s’agrémente d’un petit appareil critique qui réunit une carte, une chronologie et un index des principaux personnages selon leur bord politique.

«M. L’enfant du siècle», par Antonio Scurati, 860 pages, Éditions Les Arènes

Une phrase: «Désormais, dans les camions qui cahotent à chaque nid de poule, il n’y a plus d’Ardito, de professeur de latin ou de fils de propriétaire terrien: la violence les a rassemblé tels les membres d’une même famille qui ne connaissent pas la solitude ; désormais, il n’ y plus de divisions ni de factions, l’égalité sociale est le cadeau de l’expérience fondamentale qui consiste à tuer ensemble.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.