Sans limite

Dans «La Frontière», Don Winslow boucle une saga qui représente vingt ans de sa vie d’écrivain.

Avec cet ultime épisode de la trilogie entamée avec «La griffe du chien» et prolongée par «Cartel», l’héroïque Art Keller s’est un peu «Jackryannisé». Mais nous ne sommes pas chez Clancy, alors Keller est pas devenu POTUS (président of the United States) mais tout de même directeur de la puissante Drug Enforcement Administration (DEA) qui relève du ministère de la Justice. Un assez haut personnage d’une administration démocrate sur le point de plier bagage car la campagne électorale pourrait bien amener au pouvoir un milliardaire républicain démagogue, incontrôlable et accro à Twitter. Mais Keller ne sait pas être un notable assez subtil pour louvoyer au mieux dans le marigot politique. Sa guerre à la drogue se poursuit avec d’autres moyens et d’autres ambitions.

Il n’empêche, le récit s’est embourgeoisé, institutionnalisé. On passe beaucoup de pages à resituer l’histoire, les personnages, les anecdotes et les épisodes passés. On passe beaucoup de temps à casser la croûte chez les Keller aussi. Il faut atteindre un peu plus que le milieu du livre pour que l’on s’écarte peu à peu de cette facture honnête, maîtrisée mais un peu «middle of the road» avec ce qu’il faut d’épisodes violents pour accompagner cette longue mise en place. Quant au versant new-yorkais de cet ultime volet qui navigue aussi entre Washington et le Mexique, il donne à penser que le maître Winslow s’est livré à un peu de repiquage, voire un peu de recyclage aussi, car certaines ambiances made in Big Apple peuvent renvoyer à l’excellent «Corruption» sorti en 2018. Mais ensuite, l’histoire s’emballe, s’accélère et le suspens s’intensifie tandis que les rouages de l’infernale et belle mécanique de la construction narrative s’huilent de suspens et de coups de théâtre, alors même que les personnages, toujours bien sculptés, marchent plus résolument vers leur destin.

Ici la littérature se doit d’être efficace et ma foi, ça le fait comme on dit. Les aficionados, los cuates, de Winslow ne seront pas déçus loin s’en faut. D’autant que ce gros livre comporte aussi son lot de beaux morceaux de bravoure.

Il y a tout d’abord, ce voyage cauchemardesque et brutal, à bord de la Bestia. Le train mythique, en fait un suite de convois auxquels il faut s’accrocher à tout prix, quand on cherche à s’aiguiller d’Amérique centrale vers les États-Unis via le Mexique sans louper une correspondance. Au fil de ces pages terribles, on se dit même que brûler le dur comme un hobo avec Jack London ressemble à un transit en pullman quand on découvre avec saisissement ce qu’endurent ces candidats à l’exil, agrippés aux toits des wagons. Ceux qui ont composté leur ticket à bord de la Bête, deviennent la proie des gangs, des rançonneurs et des passeurs de tout acabit qui se paient en espèces, en nature et en vies. La densité de ces pages se leste d’une tonalité véritablement journalistique. C’est un «Runaway Train» revu par Rolling Stones, le groupe ou le magazine, c’est as you want, tellement ça déboule avec fracas, rythme, puissance et précision.

Il en découle aussi un tableau saisissant de l’univers carcéral nord-américain. Un système dans lequel le migrant capturé, adulte ou mineur, devient une marchandise à conserver car elle entretien tout un système lubrifié au dollar et contribue au profit des actionnaires qui ont tiré bénéfice des privatisations ultralibérales.

Un autre prodige du livre, c’est d’insérer, avec maestria, dans la fiction des épisodes d’actualité qui ont suscité l’émotion et l’incompréhension.
On se souvient ainsi du meurtre d’une quarantaine étudiants mexicains que l’on a englobé sous le terme générique des «enlèvements d’Iguala». Il en va de même avec la vague de massacres qui, en raison de la guerre des cartels, a transformé Acapulco d’ex-base arrière du tout Hollywood époque John Wayne en charnier à ciel ouvert.

N’oublions pas le traitement magnifique de l’élection de Donald Trump, de son mur, de ses mœurs et de son clan. L’agent orange, le défoliant anti démocrate, s’appelle ici Dennison et toute ressemblance ne saurait relever seulement de la pure coïncidence.

Enfin, le témoignage final d’Art Keller devant une commission d’enquête du Sénat n’est pas qu’une synthèse globale de cette trilogie palpitante. C’est aussi la réflexion passionnée et amère d’un auteur qui, tout en utilisant les codes du thriller et du roman noir, donne à réfléchir sur la société.

La Frontière n’est pas seulement entre le Mexique et les États-Unis, elle passe aussi entre la répression et la prévention, chemine entre la politique et la corruption, serpente entre la drogue et les affaires…

«La Frontière», par Don Winslow, 842 pages, Éditions Harper Collins.

Une phrase:  «Une frontière est une chose qui nous sépare, mais qui nous réunit également ; il ne peut y avoir de véritable mur, de même qu’à l’intérieur de l’âme humaine aucun mur ne sépare les meilleurs penchants des pires.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.