Mussolini, monumental et maléfique

Le Duce du fascisme en chie. Littéralement. Au début de ce tome II de sa trilogie «M», Antonio Scuratti ne s’épargne et ne nous épargne rien. Il nous décrit jusqu’aux excrétions d’un chef de gouvernement rongé par un ulcère au duodénum. Comme si l’assassinat de Giacomo Matteotti, socialiste comme Mussolini le fût, ne passait pas, n’était pas digéré. À la fin du tome I, il avait déclaré en assumer la responsabilité mais au début de ce second volet qui embrasse la période comprise entre 1925 et 1932 le chef suprême des chemises noires semble avoir du mal à occuper pleinement le pouvoir, à en mesurer l’étendue. Une crise vite surmontée.

À travers la mise en scène du leader, de ses proches, des ses féaux et de certains militaires, l’auteur s’adonne au décryptage patient et méticuleux de la mécanique politique qui aboutit à la consolidation du régime fasciste. Et, singulièrement, sans jamais le souligner à gros traits, sans tracer de parallèles historiques ou esquisser des comparaisons qui pourraient faire débat, surgit toute la noirceur des années 1930.

En Italie aussi, il commence vraiment à être minuit dans le siècle. Comme en URSS avec le parti communiste et les «organes», comme en Allemagne avec le parti nazi et les SA, le parti fasciste traverse des crises. Les adhésions sont gelées, les rangs des chemises noires doivent être épurés pour se renforcer. Mais les épurateurs d’un jour deviennent les parias du lendemain car le pouvoir dictatorial s’avère un Moloch qui consomme et consume les fidèles. Et dans l’ombre du chef, proposèrent les ramasseurs de miettes qui s’accrochent aux privilèges et cultivent leurs prébendes.

Vertueux et pieux en fascisme, escrimeur renommé mais pas assez fin bretteur au milieu d’une forêt de dagues, Augusto Turati l’apprendra à ses dépends. Avec lui, Antonio Scurati fait émerger cette nouvelle figure du régime parce que d’autres ont plongé dans l’ombre. Il en va notamment ainsi d’Italo Balbo, le matraqueur du premier tome. Bien que ministre, il se cantonne à l’aviation et aux records de vols en hydravion. Et l’auteur souligne très adroitement combien les forces aériennes, encore nouvelles, sont l’expression d’une modernité fasciste. Elles jouent d’ailleurs un rôle important et atroce dans l’appui des troupes coloniales quand, en Libye, elles mitraillent, bombardent ou larguent sans états d’âme leurs munitions au gaz sur les tribus rebelles, entre oasis et désert, entre Cyrénaïque et Fezzan.
Car ces années sont aussi celles où le fascisme veut élever l’Italie au rang des grandes nations en se taillant, grâce à des militaires avides d’honneurs et de gloire, un empire colonial sans regarder sur le génocide, les déplacements forcés de populations et les camps de concentration.

Ainsi que les révolutions française et russe l’ont tenté, le fascisme qui veut modeler l’Italien de demain, entre lui aussi dans le cycle terrifiant des révolutions culturelles qui cherchent à faire émerger un homme nouveau.

Cette période où le pouvoir fasciste s’affirme est aussi celle de la solitude de l’incarnation. Le duce évince la figure du roi pour offrir son corps à l’Italie. Il l’exhibe notamment sur les plages de Rimini ou apparaît en moissonneur pour livrer la bataille du blé. Ces pages, ces moments ou le dictateur veut représenter à la fois la nation et le sacré, peuvent par certains aspects rappeler le travail de l’historien Sergio Luzzatto. Mais l’homme seul devient aussi la cible désignée. Dictateur absolu presque à la façon du fameux maréchal de Pierre Jourde (voir notre rubrique «Plumes» sur ce site), Mussolini accroît aussi son aura et écrit en la vivant sa propre légende car il échappe à plusieurs tentatives d’attentat, dont une commise à Bologne par un adolescent de 15 ans. En hissant son personnage au-dessus des hommes Antonio Scurati donnerait presque à imaginer un duce thaumaturge. Enfin, la dimension providentielle de Mussolini se concrétise dans la signature des accords du Latran, qui soldent la «question romaine» en rapprochant la chemise noire de la pourpre cardinalice.

Antonio Scurati décode la rhétorique fasciste, sa mise en scène et son expression politique, son emprise sur les arts, l’architecture et les paysages transformés de créations de routes en assèchements de marais. Mais, seul au sommet, le Duce se coupe des autres et l’auteur détaille avec soin cette mue de «la chrysalide du pouvoir qui se transforme en papillon d’une solitude absolue». Elle a pour témoins presque intimes le majordome et huissier Quinto Navarra et le flic Arturo Bocchini. Ce dernier est l’homme de toutes les polices et du quadrillage. Il surveille même Edda, la fille préférée du Duce, cette «pouliche folle» que son père, lassé de ses frasques, mariera au conte Ciano.


Toujours aussi diabolique l’auteur manie avec hardiesse ce personnage sulfureux qu’il malaxe, pétrit et façonne pour transmuter sa glaise noire en une pâte littéraire cuite au feu d’un style ouvragé, ample et envoûtant, portée par un vocabulaire généreux et soutenue par le martèlement d’un rythme ternaire efficace et enlevé à la fois. Et comme dans le tome I, il étaie et confronte son propos romanesque à des documents d’époque et complète son travail d’une chronologie et d’un index des personnages principaux.

«M, l’homme de la providence», tome II, Antonio Scurati, Éditions les Arènes, 660 pages.

Une phrase: «La vie politique s’éteint peu à peu en Italie, et avec elle s’éteint aussi la vie publique. Dans les deux cas, sans émois excessifs, inutiles. Juste d’un coup de poing sur la table.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.