Vapeurs des sens, vapeurs d'essence...

Dans nos sociétés réticulaires, l’aire d’autoroute constitue un fascinant point nodal où les itinéraires de vie se croisent en s’ignorant, se télescopent par hasard, se rapprochent dans l’indifférence ou glissent en parallèle. C’est dans ce cadre qu’Adeline Dieudonné a choisi de jouer ici avec l’aléatoire et la mathématique pour faire de cet espace ouvert sur le monde et clos sur lui-même une sorte de grand collisionneur de trajectoires.

Pas d’apocalypse ou de tôle froissée, juste des vies cabossées que la fatalité ou une impulsion soudaine ont conduit à ce carrefour sans priorité, à ce labyrinthe nocturne entre béton et bitume. Sous la lumières des néons ou dans l’éclat orangé des lampes au sodium, chaque protagoniste de ce bas-relief sombre et parfois trash se révèle dans sa face cachée. Hors de la carapace de métal de leur véhicule, certains semblent des mollusques en quête de coquille, en proie à leurs démons intérieurs.

Blessures intimes, faiblesses tues, projets secrets, culpabilité, phobies, obsessions, failles ou soumission portés par chacun des 14 personnages (sans compter le cheval qui à son importance aussi) qui se rencontrent à 23h12 dans ces ténèbres ardennais permettent à l’auteure d’esquisser les malaises de notre civilisation. Alors il sera question du sort des vieux, du terrorisme, des réseaux sociaux, de l’exaspération conjugale, de sexualité, de nihilisme, de vie animale aussi… De violence finalement.

Ce «Kérosène» voudrait carburer à toute berzingue, mais on marche finalement à l’ordinaire. C’est assez barré et assez contemporain pour happer le lecteur dans une narration dont la fluidité offre un joli vernis de cohérence. Mais, comme beaucoup de portes sont ouvertes voire défoncées avec jubilation et parfois un rien de facilité, il devient plus difficile de les refermer toutes. Les chapitres, quasi autonomes, se suivent comme des nouvelles mais on reste un peu sur sa faim car la fin a soudain quelque chose de suspendu, de trop précipité, de pas assez amalgamé. Mais peut-être, mais sans doute, est-ce à l’image d’une aire d’autoroute où le mouvement perpétuel est le maître-mot, car bien sûr «d’autres arriveront. Toutes repartiront. Ici on ne fait que passer.»

«Kérosène», par Adeline Dieudonné, Éditions L’Iconoclaste, 258 pages.

Une phrase: «Je m’appelle Joseph. Je suis représentant en acariens. Quand j’étais petit je voulais devenir astronautes et puis bon… la vie…»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.