Les gardiennes du cimetière

Dès la première phrase, les mots claquent. Et tout au long de ce roman nerveux aux chapitres aussi courts que denses, le style gifle, le propos frappe. Une fois encore, Karina Sainz Borgo envoie son lecteur dans les cordes avec ce grand livre de femmes fortes dressées, chacune à leur manière, contre l’hostilité d’un monde qui se désagrège.

Dans «Le Tiers pays», l’auteure poursuit son auscultation d’un Venezuela en déliquescence qu’elle entamait dans «La fille de l’Espagnole», un premier roman déjà fascinant et évoqué sur ce site. Au pays du naufrage bolivarien, vivre, voire survivre relève de l’aventure. Une mystérieuse épidémie, la crise économique et l’insécurité politique mettent sur la route Angustias Romero, ses jumeaux prématurés et son mari.

Leur objectif: une frontière lointaine, mythique comme le grand soir d’un horizon politique. Mais le parcours des migrants relève du calvaire car ces hommes et ces femmes deviennent la proie des voleurs, des paramilitaires, des guérilléros et même des éléments. Ils sont une chair martyrisée, toute prête à succomber. Dans ce contexte hostile, c’est naturellement la mort qui scelle la rencontre déterminante d’Angustias Romero et de Visitación Salazar. Après s’être toisées et jaugées, elles se retrouvent autour de ce fameux «Tiers pays», ce cimetière illégal qui deviendra leur royaume, leur sanctuaire. Elles sont les gardiennes déterminées de cet îlot dévolu à la paix des disparus.

Une paix qu’ils n’ont pu connaître de leur vivant en raison de la violence, de la misère et de l’indifférence. Car ceux qui sont censés incarner la puissance publique s’avèrent veules et corrompus. Dans cette histoire, les hommes sont cantonnés aux lisières de la narration et, s’ils portent des armes, ils sont la plupart du temps dramatiquement faibles.

Ces deux femmes aux caractères opposés, réunies par le malheur et la volonté farouche de résister, incarnent des valeurs de solidarité, d’humanité, de compassion dont les petites lumières viennent trouer de leur réconfort un univers enténébré.

Ce roman magistral, écrit à la pointe du scalpel, dépasse largement le cadre de ce Venezuela à la géographie inventée, fictionnelle, pour marquer l’universalité de la condition du migrant, de l’opprimé, qu’il soit d’Amérique du Sud, d’Amérique centrale, du Moyen-Orient ou d’ailleurs.

Et d’un point de vue plus mythologique, le propos de ce livre fort et ambitieux, hanté par la mort et mû par la vie, semble sous-tendu par ce droit fondamental à enterrer ceux que l’on a aimés qui est au cœur de la tragédie d’Antigone. 

«Le Tiers pays» par Karina Sainz Borgo, Éditions Gallimard, 304 pages

Première phrase: «C’est à force de chercher Visitación Salazar, la femme qui a donné une sépulture à mes enfants et m’a appris à enterrer ceux des autres, que je suis arrivée à Mezquite.»

Une phrase: «Je suis endurante. Je suis faite pour supporter le malheur. Je parle la langue.»

Karina Sainz Borgo, journaliste et écrivaine vénézuelienne. Photo ©Francesca Mantovani/Gallimard

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.