Sous l’apparence très «american way of life» de pavillons cossus, John Cheever nous fait visiter des forteresses de la solitude. De réceptions en dîners, la vie sociale de Bullet Park est profonde dans le sens de creuse comme disait Pierre Dac. En cette fin des années 60, Bullet Park est une banlieue aisée de New-York où a choisi de s’installer Paul Hammer, enfant sans identité devenu adulte instable et errant. Bullet Park n’est pas un ghetto de riches mais tous les cadres middle-class qui la peuple connaissent déjà une sorte d’enfermement. Alors, John Cheever traverse le miroir. Derrière le voile des relations de bon voisinage qui tiennent à l’éclusage mondain de cocktails, il révèle des individus prisonniers de leurs tourments. Les Nailles justement. Ils ont l’air bien sous tout rapport, si bien. Pourtant Nellie, l’épouse, entrevoit avec trouble un autre horizon à la vie conjugale. Elliott, le mari, ne saurait monter dans son train de banlieusard et se rendre à son job peu motivant sans prendre un inévitable tranquillisant. Tony, le fils, qui grandit entre lycée et base-ball décide un jour de ne plus quitter son lit. Il se sent trop triste. Et l’on attend comme un personnage attendrait vainement dans une toile d’Edward Hopper. Soudain Cheever ne joue plus seulement la peinture sociale et l’étude de mœurs. Le récit bascule de la dépression vers le passage à l’acte dans un changement de point de vue. Le roman prend la dimension d’un polar angoissant, façon David Lynch. La vie s’enlise, patine, se délite sous le vernis de l’american way of life triomphant. Paul Hammer, exécutera-t-il le sombre dessein d’une mère lointaine à la recherche d’une crucifixion pour réveiller le monde? John Cheever brosse avec humour (le choix des noms), tendresse et désespoir, des personnages mélancoliques. Si bien que ce court récit, infiltré d’un érotisme où le fantasme chevauche le refoulé, est le grand livre des névroses américaines.
Une phrase: «L’amour qu’il éprouvait pour sa femme et son fils unique ressemblait à quelque écoulement inépuisable d’un fluide ambré translucide qui les aurait enveloppés et recouverts, les protégeant et les préservant tout en les laissant visibles, comme le contenu d’une gelée.»
«Les Lumières de Bullet Park», John Cheever, 280 pages, Editions Le Serpent à Plumes.