L'Est tel qu'il fut

On le sait depuis Roland Barthes, la photo nous dit «ceci a été». Et derrière son titre un peu racoleur inspiré d’un film à succès sorti en 2007, cet ouvrage de photographies porte un témoignage à la fois historique et esthétique sur un monde qui fut. L’Est s’écrivait alors avec une capitale (Moscou?) et faisait bloc. Entre archéologie industrielle et déshérence idéologique, Jonathan Jimenez, alias Jonck livre ainsi en – belles – images un témoignage sur ces «pays frères» qui, d’industries en paysages, de sites militaires en équipements collectifs ont été modelés selon les canons du «Grand frère».

Il est difficile d’envisager que le socialisme tel qu’il a été développé derrière le rideau de fer ait pu avoir un visage humain. Mais il est clair qu’il arborait une apparence architecturale. Quelque chose de monumental et de bétonné qui doit laisser une empreinte sur l’espace public ou sur des sites bien exposés. Quelque chose qui doit peser pour bien signifier cette volonté d’édifier le socialisme réel et frapper les esprits. Bref, c’est du lourd.

Mais le temps a fait son œuvre. Quand le capitalisme n’a pas su, pu ou voulu reconvertir certaines installations, quand le coût de leur destruction est devenu un luxe, quand l’importance d’en sauvegarder certaines pour leur seule valeur patrimoniale ou testimoniale ne s’est pas encore affirmée, il reste de ces cathédrales du peuple, ces vestiges fissurés, ces carcasses rouillées, ces verrières étoilées, ces fresques qui s’effacent lentement sous l’assaut conjugué de dégradations vengeresses ou d’une nature qui reprend ses droits.

En feuilletant ce livre on ne se lasse pas d’être étonné par deux places particulières qui viennent surligner ce grand désastre de civilisation.

La première est un lieu, un sanctuaire. Il s’agit de la zone d’exclusion de Tchernobyl en Ukraine, où se sont sédimentées les traces de l’évacuation et du naufrage technique de la filière nucléaire soviétique. En diffusant leur terrible sentiment d’abandon, les images de Jonk ont capturé quelque chose de l’incapacité du régime d’alors à l’admettre et à y faire face. Peut-être que Tchnernobyl constitue l’ultime écueil avant l’échouage définitif du projet socialiste. Il faut si possible regarder ces clichés aussi fascinants que glaçants en ayant en tête les témoignages que Svetlana Aleksievitch a rassemblé dans «La Supplication», le magnifique et déchirant livre qu’elle a consacré à ce drame nucléaire dont le monde a, au sens littéral et symbolique, ignoré les retombées.

Et l’autre place est devenue un «non lieu» puisqu’il s’agit de feue la République démocratique allemande, cette RDA qui de Treuhand en deutschmark s’est dissoute dans le projet de fusion-absorption du «konzern» RFA. En résumé, un miracle économique au secours d’un cauchemar idéologique. Ce n’est pas dans cette partie du livre que l’on trouvera les photos les plus impressionnantes. Mais là encore, il faut peut-être les contempler en ayant à l’esprit le bel essai de l’historien Nicolas Offenstadt «Le pays disparu. Sur les traces de la RDA».

Oui, ceci a été! Oui ce recueil de photographies revient sur les traces d’un passé qui ne passe pas partout et qui passe souvent mal. Il montre, il donne à voir, mais il constitue aussi un beau témoignage qui évoque quelque chose de l’histoire des mentalités.

Une phrase – même pour un livre de photos!: «Ce que j’aime le plus, c’est de me sentir dans ce que j’appelle une «capsule temporelle», et d’avoir l’impression que le temps s’est figé depuis des décennies.»

«Good bye Lenin. Vestiges soviétiques en Europe de l’Est», par Jonk, 239 pages, Pyramid Editions

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.