M, toujours Majuscule

Au départ de son projet «Mussolini» Antonio Scurati s’était engagé pour une trilogie. Force est de constater en lisant «Les derniers jours de l’Europe», troisième volet de sa monumentale saga «M», l’auteur s’est donné le temps de jouer les prolongations car il reste assez de marge pour un ou deux volumes supplémentaires, ainsi qu’il l’a laissé entendre lors d’interviews qui ont accompagné la sortie du livre.
Ce nouveau tome s’inscrit dans la chronologie pour s’éployer de 1938 à 1940 et nous faire visiter les arcanes de l’histoire à un moment charnière, celui où deux dictateurs nouent un pacte diabolique pour que leurs vociférations se muent en cris de guerre, pour que leurs jappements belliqueux préfigurent les canons qui aboient et pour que, dans le vortex de leur hubris déchaînée, s’engouffrent les derniers vestiges du monde d’hier.


En revisitant le grand théâtre et les petites vanités de ces heures historiques, Antonio Scurati explore aussi un moment particulier du développement du fascisme, celui de l’inversion des modèles. Auparavant le Duce inspirait le Führer. En 1936, Hitler remisait ses velléités d’Anschluss après que Mussolini eut mobilisé des troupes sur le Brenner. Cette page est tournée. L’élève a dépassé le maître. L’Autriche est avalée et les serres de l’aigle visent d’autres proies. Le brun a supplanté le noir et dicte le tempo politique et diplomatique d’une Europe qui se précipite vers l’abîme tout en se raccrochant désespérément au moindre espoir d’une paix négociée.

Cette ligne de pliure qui témoigne d’un nouveau rapport de force passe aussi par la personnalité des deux hommes. Hitler, dans l’évidence de sa cause et la plénitude son pouvoir commence vraiment, selon sa propre formule «à marcher avec la certitude d’un somnambule sur le chemin que la Providence a tracé pour moi». Pendant qu’il consolide son emprise sur l’Allemagne, réarme à tour de bras et prépare résolument son pays à la guerre, Mussolini fléchit physiquement et moralement et, tribun fatigué et vieillissant, devient un suiveur qui vient boitiller dans l’ornière que creuse l’Allemagne.

Contre le peuple italien et peut-être un peu contre lui-même parce qu’autour de lui tous lui ont cédé, le Duce ne sait plus dire non. Il ne sait pas s’opposer à la haine, à la violence, aux délires antisémites du tyran allemand. Seul Italo Balbo, le dernier des arditi à tutoyer l’ancien instituteur romagnol mais cantonné en Libye, osera lui signifier son opposition aux sévères et abominables lois scélérates et raciales qui visent les juifs. Un arsenal législatif qu’Antonio Scurati décrit méticuleusement comme plus sévère que celui édicté dans le Reich.

Leur rigueur s’incarne dans un personnage qui va symboliser ce glissement et cette allégeance: Renzo Ravenna. Avocat fasciste convaincu, podestat de Ferrare entre 1926 et 1938, il personnifie l’action populaire du fascisme et lui confère pendant des années un vernis de respectabilité. Mais Renzo Ravenna est juif… Et lorsque les lois raciales entreront en vigueur, les complices d’hier lui tourneront le dos, sauf peut-être l’ami Italo Balbo, également originaire de la même ville. Mais les implacables lois mussoliniennes vont le broyer, l’ostraciser avant de le contraindre à l’exil.

De plus, l’omniprésence des leaders et des dignitaires nazis dans cet opus symbolise la relégation du fascisme au second plan. Mussolini semble parfois presqu’en retrait de la fresque qui lui est consacrée. Ce changement de perspective historique contribue à faire un peu du Duce le fonctionnaire de son régime. Il apparaît comme un homme dépassé qui expédie les affaires courantes à contrecœur, fait fi des intérêts de son pays et espère picorer des miettes de gloire et de misérables gains territoriaux dans une aventure qui s’annonce d’emblée hasardeuse pour Italie qu’il sait au fond mal préparée à l’apocalypse.

Et ce pas en arrière coïncide avec l’émergence du gendre Gaelazzo Ciano. Antonio Scurati cerne avec brio les ressorts de cette personnalité molle, veule et louvoyante qui préfère le golf au plein exercice des responsabilités du pouvoir. Il en vit les temps forts avec une vanité de midinette pour les confier à un journal intime qu’il veut léguer à la postérité. Fils d’un amiral pilier du régime, Galeazzo Cinao émerge en homme mal dans sa peau et se questionne pour savoir s’il est un bon fils et un bon gendre. Il reste surtout un éternel enfant gâté, pusillanime et lâche s’empêchant de devenir lui-même. C’est celui pour lequel aussi Edda Ciano, née Mussolini et passée d’un livre à l’autre de «pouliche folle» a femme dépravée, écrira pour lui après guerre «Témoignage pour un homme».

Entre documents d’époque, textes officiels articles, journaux intimes et appareil critique, un élan romanesque puissant accompagne cette plongée dans l’histoire. Antonio Scurati la sublime de son écriture ample et fluide, imagée et solide, claire et envoûtante.
Jusqu’au terminus de la Piazzale Loreto de Milan, la «via Mussolini» est encore longue et jalonnée d’événements – dont le spectaculaire enlèvement au Gran Sasso – et il faut espérer que l’auteur ait suffisamment d’énergie en réserve pour tenir la ligne de crête exigeante qui est la sienne.
Des lecteurs attendent…

«M, les derniers jours de l’Europe», tome III, Antonio Scurati, Éditions les Arènes, 461 pages

Une phrase: «Renzo, Lucia, Tullio, Paolo, Donato et Romano Ravenna n’ont jamais été aussi seuls qu’à cet instant précis. Ils sont seuls comme les Juifs peuvent l’être.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.