Tibet année zéro

Une des premières manifestations de l’impérialisme communiste chinois fut la conquête du Tibet en 1950. Cet épisode est finalement fort peu documenté historiquement. C’est là une des raisons parmi d’autres qui pousse à lire le roman de Tsering Dondrup.

Cet écrivain tibétain paie cher le prix de son expression singulière. D’abord l’ouvrage a été interdit de diffusion six mois après sa sortie à compte d’auteur car aucune maison d’édition chinoise n’en a voulu. Et le courageux romancier en a perdu son travail et se voit interdit de voyager depuis 2006.

Face à l’appareil de propagande et de communication chinois, face au mépris affiché des autorités envers les minorités – qu’elles soient tibétaine ou ouïghoure -, un roman n’est finalement qu’une piqûre de moustique au cul de l’éléphant. Mais la vigueur du propos, les traductions, la force de la chose écrite et sa capacité à voyager dans le temps donnent à ce genre de livre la force de ces battements d’ailes de papillon qui peuvent libérer, un jour, des forces insoupçonnées.

En suivant les malheurs de Yak Sauvage Rinpoché, lama dilettante, bon vivant invétéré, et très tenté par la vie matérielle, Tsering Dondrup aborde donc le chapitre de l’invasion, de cette tempête rouge, plus qu’il ne le déroule. En effet, la gestion des temps historique et diégétique, n’est absolument pas linéaire. Le récit passe, repasse et revient sur des épisodes qui s’enrichissent, s’éclairent et s’expliquent. Cette construction peut ainsi donner l’aspect d’un mantra à cette plainte tibétaine qui n’est jamais lancinante ni même unilatérale.

Si Tsering Dondrup démontre le lent mécanisme de destruction physique, social, culturel et idéologique d’un système politico-religieux aux bases claniques, nomades et pastorales par les communistes, il n’hésite pas à la faire a travers le prisme du regard d’un personnage ambigu, parfois bête mais jamais héroïque. Le lama Yack Sauvage Rinpoché se comporte plutôt comme un ignorant que comme un éveillé, jusque dans le monde carcéral où il va plonger. De même, du côté des envahisseurs, certains cadres maoïstes ne s’avèrent pas toujours dans ligne qui conduit à la victoire du socialisme réel car, selon les virages idéologiques et les purges, eux aussi se retrouvent emprisonnés.

Dans sa préface érudite et instructive, la traductrice Françoise Robin cite Alexandre Soljenytsine et David Rousset, deux auteurs qui ont analysé avec acuité et décrit avec un réalisme féroce la vie des détenus et le système des camps dans les deux grandes dictatures qui ont plongé le XXe siècle au cœur des ténèbres. Et ce n’est pas par hasard, car ce roman s’inscrit aussi dans cette matrice intellectuelle de l’univers concentrationnaire. En cela, il n’échappe pas aux grands invariants du genre: le travail éprouvant, la malnutrition, l’opposition entre détenus politiques et droits commun, l’arbitraire des gardiens. Mais, dans ce contexte particulier, Tsering Dondrup introduit une dose d’ironie, d’humour, effectue un petit pas de côté tout en ne perdant jamais de vue la dimension religieuse. Le sacré – forcément archaïque et réactionnaire aux yeux des révolutionnaires – s’introduit derrière les barreaux où le secours spirituel du lama est parfois requis.

Au-delà des questions de style et de construction, il est important de lire ce livre car il offre un récit fragile et percutant fondé sur des témoignages patiemment recueillis et des informations confidentielles puisées dans des archives auxquelles l’auteur a pu avoir accès pour tisser cette histoire au cœur de l’Histoire.

«Tempête Rouge», par Tsering Dondrup, 184 pages, Éditions Picquier

Une phrase: «Les prisonniers devaient se dénoncer mutuellement, alors qu’ils étaient issus d’un seul et même peuple, d’une seule et même communauté, d’un seul et même clan, d’un seul et même campement, d’une seule même lignée et qu’ils pouvaient être des pères et des fils, des aînés et des cadets, des élèves et des professeurs, des lamas et des disciples ; ils vivaient dans une incertitude remplie d’inquiétude et d’effroi: quand allait-on les mettre dans la cellule d’isolement?»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.