Pour mémoire

À l’heure où les survivants de l’Holocauste se font de plus en plus rare, leur parole devient de plus en plus précieuse. Conserver et répercuter la force de leur message qui témoignage d’une expérience difficilement dicible, c’est cela aussi le devoir de mémoire.

Et «La petite fille du passage Ronce» dit avec une sincérité désarmante, sans fioriture, de façon très factuelle, ce que furent la traque, l’arrestation, l’internement et l’extermination de masse des juifs orchestrés par les nazis.

Ici pas de recherche stylistique, pas de volonté de mettre en perspective historique, pas d’analyse politique, pas de réflexion intellectuelle sur les événements. Ester Senot, qui fut cette adolescente martyre raconte les tourments de la guerre et cette noire parenthèse de seize mois à Auschwitz Birkenau. Cette nonagénaire parle cette période, cette biographie, de la même façon partout où elle porte aujourd’hui sa parole. Un devoir de mémoire qui honore aussi une promesse faite à sa sœur Fanny qui n’est pas revenue.

Le récit est personnel, intime et, Ester ne s’en cache pas, certains détails de ses propres souvenirs sont parfois contredits par une de ses anciennes codétenues. Difficile de tenir, sans moyens, la chronique précise du fil des jours quand l’enjeu central consiste d’abord à survivre… Et ces quelques aspérités viennent même donner relief et vigueur à ce témoignage simple et brut.

Le retour se révèle aussi une épreuve quand Esther découvre que le logis occupé auparavant a été attribué à d’autres. Et surtout quand elle raconte, elle constate que l’on a du mal à la croire: «j’expliquai que personne ne reviendrait, qu’ils étaient tous morts, mes deux frères Marcel et Achille, ma sœur Fanny, ma tante Bella et puis mes oncles, mes cousins… et des centaines de milliers et milliers de Juifs comme nous. Que nous étions dans un lieu nommé «Auschwitz» et qu’il existait d’autres lieux du même type, créés par les nazis… J’ai vu l’incrédulité sur les visages. On ne me croyait pas. J’étais une gamine. Peut-être un peu dérangée par les événements? Sans doute que j’exagérais. Peut-être cherchait-elle, celle-là, à se donner de l’importance? Et d’ailleurs, quelle était son histoire puisqu’elle était revenue?»

De plus, ce projet éditorial s’étoffe d’un second volet conduit par l’historienne Isabelle Ernot qui œuvre depuis quinze ans au sein de l’Union des déportés d’Auschwitz où elle est responsable des projets autour de la mémoire de la Shoah. Appuyé sur des photos des proches disparus d’Esther, il se développe l’émotion d’un dialogue avec ces chers absents, avec ceux qui ont été. C’est aussi l’occasion d’un retour sur les lieux d’autrefois ou ce qu’il en reste. Et il en va des lieux comme de la mémoire. Comme un certain Paris populaire, le passage Ronce a disparu.

Ester Senot livre donc un récit individuel empreint de cette énergie spéciale qui alimente la grande fabrique de l’Histoire. Elle fournit un matériau brut enlié à la pâte humaine, une brique tout aussi essentielle qu’une autre pour comprendre comment l’histoire collective repose sur des parcelles du destin de millions de personnes. Celles d’être de chair et de sang qui à la base n’étaient pas forcément engagés dans les événements et qui ont été jetés dans le chaudron de la guerre.

À travers la vérité de l’expérience, elle aussi parle selon le mot de Malraux de «tous les rayés et de tous les tondus des camps de concentration». Esther parle aussi de la force de vivre et de celle qu’il faut aussi pour vivre avec le souvenir. Alors avec elle, souvenons-nous aussi.

«La petite fille du passage Ronce», Esther Senot, Isabelle Ernot, Éditions Grasset, 192 pages


Une phrase: «Je devais dire au monde ce que des humains avaient été capables de faire endurer à leurs semblables. Je devais parler pour que nous ne soyons pas les oubliés de l’histoire.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.