Un blues des champs aux temps des années Reagan

Au début du livre, Evelyn regarde Ronald Reagan à la télévision. A la fin, elle y aperçoit George Bush senior. Pas de grande différence à priori. Et pourtant, un monde a changé pour la jeune fille du Kansas… Pour son premier livre Laura Moriarty signe un roman d’apprentissage poignant qui est également une chronique sobre et réaliste des années Reagan vues du cœur de l’Amérique profonde, en pleine Corn-belt. Quand le président libéral dénonce les «traqueuses d’allocations», Tina la mère célibataire d’Evelyn, ne peut pas lui payer une paire de chaussures. Quand, grâce à son intelligence, elle réussit seule un travail scolaire, elle est jalousée par ceux qui ont l’arrogance de l’argent. Dès dix ans, Evelyn comprend sa différence et la nécessité de tenir bon pour s’ouvrir les portes d’une autre vie. Il lui faut lutter contre l’étouffement de sa cité des Colonies du Jolis Bois. Il lui faut résister aux assauts de sa grand-mère Eileen, allumée d’une de ces improbables églises de la Bible-belt et animée par un révérend charismatique. Il lui faut dépasser le cadre d’une une cellule familiale où sa mère instable tourne son attention et son énergie vers un demi-frère autiste. L’école et les sciences sont ses seules échappatoires. Et la voie s’avère parfois étroite entre Darwin et Dieu-le-Père car, au milieu des «eighties», des allumés des Ecritures contestent toujours la théorie de l’évolution. En proie aux troubles et aux émois de l’adolescence, Evelyn acquiert vite une conscience aigüe de sa condition sociale. Elle devient le témoin lucide des drames qui surgissent autour d’elle. Accidents de la vie, parents absents, grossesses précoces, études larguées pour des illusions de papier glacé constituent l’ordinaire de son environnement et nourrissent une rage qu’elle saura transmuter en ambition. Elle le fera aussi en sacrifiant son cher Travis contraint de laisser filer sa chance pour un devoir et des responsabilités d’adultes. Des mots simples, des sentiments justes et une vraie couleur locale donnent à cette histoire une densité presque étouffante. Et, le parcours d’Evelyn illustre bien le surcroît d’énergie et de ruptures que nécessite, pour une jeune fille défavorisée, le simple fait de devenir l’égale des autres.

Une phrase : «Si on m’avait toujours dit que la Terre était plate et qu’un homme tirait le Soleil sur un char, si personne ne m’avait dit le contraire, je l’aurais cru. Ou, si on ne m’avait rien dit et que j’ai dû me faire ma propre idée, j’aurais pensé que la nuit le soleil rentrait dans la terre par une fente géante, comme un toast dans un grille-pain.»

«L’Egale des autres», par Laura Moriarty, 446 pages, Editions Belfond.

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.