Dernier voyage au bout de la campagne

Dans le crépuscule d’une Auvergne de basaltes et de champs comme figée dans un temps supsendu, deux frères reviennent au pays perdu pour un héritage, c’est-à-dire «les terres à vendre pour régler les droits de succession, trois sous à la caisse d’épargne pour les obséques et les dettes d’hôpital». Sur place, ils apprennent le décès de la jeune Lucie… Autour de la mort campagnarde, ils redécouvrent rites et codes d’une société paysanne qu’ils portent encore en eux. C’est l’occasion pour Pierre Jourde de faire vivre une authentique France d’en-bas. Un bout d’Auvergne profonde avec des hom-mes et des femmes durs au mal, âpres au gain mais en même temps profondément humains. Dans ce monde villageois de clans et de fermes, de grands familles et de petites maisons, entre grands taiseux et femmes en blouses, il sculpte dans un style granitique et fascinant de superbes portraits. Ni au-dessus, ni à côté, ni affecté, ni solidaire, tout simplement «avec», Pierre Jourde écrit à hauteur d’homme, décrit avec cœur et raison. Et Pierre Jourde écrit juste. Ici pas de canons de beauté. A la campagne «les machines modernes travaillent à ce retour vers les êtres antédiluviens (…). Les timons écrasent les doigts, font éclater les os. Les tronçonneuses coupent les membres. Les botteleuses arrachent la peau. La chair épouse le fer». Mais la galerie de portraits n’est jamais celle des horreurs et qu’importe les canons de beauté quand il reste les canons de rouge. Pierre Jourde s’insinue dans ces solitudes meublées de pinards et de gnôles. Il dépeint ces intérieurs de toiles cirées et de papiers tue-mouches où s’empilent les vieilles étoffes. Il nous précipite dans cette campagne isolée, battue par les vents et repliée sur elle-même comme dans l’hiver d’une agonie. A tout cela se rajoute encore «cette grande partie de l’activité agricole consacrée à la merde». Elle dessine une autre géographie du village, celle des tas de fumiers et des passages minés par la bouse des troupeaux. A l’issue de la ronde des visites aux défunts, quand la «science du deuil» est devenue sans objet, quand la dalle glisse sur le sourire de Lucie, on prend conscience que Pierre Jourde enterre aussi, au pays perdu, ses derniers paysans.


Une phrase: «Au prix de milliers de kilomètres, nous ne gagnons le pays que pour voir à quel point nous le perdons, et pour tenter de le retenir un peu encore, de garder dans ce monde quelque chose dont nous ne savons même pas ce que c’est.»


«Pays perdu», par Pierre Jourde, 166 pages, Editions L’Esprit des Péninsules

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.