Dans les camps au pays du socialisme réel

Glacial, glaçant, glacé, tel est ce livre monumental dont chaque page tournée remue un blizzard cinglant la taïga de l’histoire. La Kolyma, c’est cette péninsule gelée peuplée de Zeks engoulagés. Parmi eux, Varlam Chalamov qui a passé dix-sept ans dans les camps de 1937 à 1953. Entre 1959 et 1972, il écrit, décrit ces années de détention. Par leur contenu comme par leur histoire intrinsèque, ces «Récits de la Kolyma» ont quelque chose de fondateur, de mythologique. Ils sont tout aussi réels que ce socialisme qui voulait s’édifier de marche forcée en travaux forcés… Avec cette œuvre inscrite dans la durée, Varlam Chalamov propose aussi une double approche de la détention. Les premiers récits sont plongés dans l’épaisseur du vécu. Puis on s’en éloigne pour aborder cette problématique qui consiste à mettre en forme l’indicible de tout univers concentrationnaire là où «nous savions que la mort n’était pas pire que la vie». Et quand les sentiments on déserté l’homme, c’est un puissant naturalisme, finalement très russe, qui lui redonne l’espérance. Un gros travail éditorial a été entrepris par Verdier pour rassembler une œuvre qui, publiée de samidzats en éditions fragmentées, n’était pas disponible dans son intégralité. Si hommage et pourquoi pas justice sont rendus à Chalamov décédé en 1982 dans un hôpital psychiatrique, cette publication fait aussi œuvre de mémoire. De Glasnost en Perestroïka, de chute du Mur en fin de l’histoire, le marché semble avoir triomphé de l’idéologie. Alors que reste-il aujourd’hui de l’Archipel du Goulag? Qui parle encore de ces fameux «dissidents» dont l’écho était hier si retentissant? Pourtant ceci a été et le siècle dernier n’est pas encore si éloigné de nous. Avec ses «Récits de la maison des morts», Dostoïevski racontait les bagnes tsaristes. Avec ses «Récits de la Kolyma», Chalamov dit ceux de Staline et se sait «pareil à ses fossiles qui resurgissent par hasard pour livrer au monde la clef des mystères géologiques». Un petit appareil critique (préface, postface et lexique) achève enfin de donner à ce livre majeur son caractère essentiel.

Une phrase: «Peu d’impressions extérieures marquent le temps de la prison, c’est la raison pour laquelle, par la suite, une période de détention ressemble à un goufre noir, à du vide, à un abîme sans fond, dont la mémoire n’extrait les incidents qu’à grand peine et à contrecœur. »

«Récits de la Kolyma», par Varam Chalamov, 1515 pages, Editions Verdier.

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.