Un roman de réconciliation

C’est un homme étrange qui s’enfuit, se dissimule et réapparaît un jour pour faire cadeau à ses deux fils désemparés de superbes montres. Mais celle de Joseph ne s’est jamais mise en mouvement et celle de Gurvan a tout de suite perdu une aiguille. Pourtant il était censé s’agir de Rolex.

Cet homme qui offre des copies sans doute aussi déglinguées que lui ne saura jamais être à l’heure des rendez-vous importants ni dans le bon tempo d’une relation, c’est leur père.
C’est la quête de ce personnage changeant et égaré que raconte dans un premier roman à la simplicité délicate et captivante le journaliste de «Libération» Gurvan Kristanadjaja.

Pour Joseph et Gurvan, parvenus entre l’extrême fin de l’adolescence et les balbutiements de l’âge adulte, il s’agit de retrouver ce géniteur qui les a soudainement laissé à Brest avec leur mère un jour de 1995 alors qu’ils étaient âgés de 4 et 6 ans. Quinze après, il délaissent le roman familial qui au sens freudien leur permettait de rêver la figure paternelle pour investir un roman au sens plus proustien – et contemporain – en partant à la recherche du temps perdu. La madeleine ici, c’est le mi goreng, le plat national indonésien car cette quête étonnante conduira les deux frères dans le pays au 18 000 îles.

Sous les cieux de Jakarta, Java et Bali, ils apprendront à découvrir la très grande famille et l’ascendance mystérieuse de ce père biologique. Et en retrouvant cet homme qui vit dans la capitale indonésienne à la rue de l’Indifférence, les deux frères vont tenter d’en savoir plus, de compléter le puzzle, de recoller les morceaux. Ils vont aussi aller de surprises en surprises en tentant de percer secrets et non-dits, en posant des questions dont les points restent en suspension.

Et même en ayant leur père sous la main et sous les yeux, établir une vérité nécessitera encore un recours à un détective privé! Ce père à la vie compartimentée, à tiroirs, tiraillée entre mensonge et mythomanie, restera une forme d’énigme dont «l’amok» final aidera en partie a résoudre le mystère. Ou tout au moins à fournir des éléments qui permettront de solidifier la «construction» que Jospeh et Gurvan auront élaboré de Dani, ainsi qu’il s’appelait.

Et, au-delà de la recherche de ce père plus égaré que perdu, l’autre grande force de ce roman au style fluide, très contemporain par les multiples références qu’il fait à des objets, à des marques, à des émissions, à des musiques, Gurvan Kristanadjaja réussit avec élégance à parler du métissage. Il évoque en subtilité cette double appartenance qui fait des frères, qui n’ont connu que Brest, des sortes d’étrangers dans leur pays en raison d’un teint de peau, d’une couleur de cheveu, de la forme des yeux. Et, en renouant avec l’autre partie de leurs racines, grâce à leur famille indonésienne, Joseph et Gurvan se réapproprient aussi une autre culture, une autre histoire dont ils découvrent dans les volutes de kretek – ces cigarettes indonésiennes au clou de girofle – des aspects que l’Europe méconnaît largement. Dont les exactions commises sous la dictature de Suharto.

Enfin, ce qui rend l’ouvrage sensible et attachant, c’est qu’il ne relève pas du règlement de compte. Il n’y a pas de colère contre cet homme qui échappe aux fabulations par des pirouettes et se rend insaisissable à la raison. Ce court roman qui laisse largement subodorer l’autobiographie, est plein d’aménité, d’empathie et exprime aussi la joie et peut-être bien la fierté des découvertes accomplies. Enfin, bien au delà de l’amok, ce livre fait aussi de Jospeh et de Gurvan deux princes de la réconciliation, avec l’autre comme avec soi.

«Amok mon père» par Gurvan Kristanadjaja, 208 pages, Éditions Philippe Rey

Une phrase: «Il faudrait nous y faire, nous n’aurions jamais le père dont nous avions rêvé.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.