Une œuvre au noir

Avec la biographie de Leonard Zinberg (1911-1968), Roger Martin explore non seulement la littérature policière, mais aussi la cause noire, une époque et une certaine Amérique.

Tombé très jeune dans la marmite du polar, Roger Martin aime les durs à cuire, les écrivains et les hommes engagés, les rebelles au parcours cabossé. Après avoir notamment exploré la biographie de Georges Arnaud, l’auteur du «Le salaire de la peur» (Lire aussi sur ce site), il s’est attaché au parcours de vie et au cheminement littéraire de Len Zinberg qui s’avère mieux connu sous le nom d’Ed Lacy.
En effet, un écrivain peut masquer un homme, tout comme un pseudonyme peut masquer une plume. C’est cette longue énigme qu’il décortique dans «Ed Lacy, un inconnu nommé Len Zinberg». Cette passionnante biographie a reçu le Trophée 813 qui récompense la meilleure étude policière.

Engagement
Né en 1911 à New York, d’une famille juive d’origine russe, Len Zinberg fait partie très vite de ces «juifs sans argent» qu’évoque le roman de Mike Gold ou certains personnages croqués par Isaac Bashevis Singer. Ces Juifs-là sont pauvres, non religieux, souvent communistes. Et dans le bouillonnement du creuset américain, Len Zinberg manifeste très vite un engagement qui ne se démentira jamais en faveur du combat des Noirs pour leurs droits. Il épouse d’ailleurs Esther, noire de Brooklyn et adopteront Carla, une petite noire de deux ans. «Zinberg est un véritable New Yorkais qui témoigne d’une époque et de ce formidable grand bain culturel et historique de gauche», note Roger Martin.

Pour faire bouillir la marmite, Lev Zinberg travaille par intermittence comme postier, et tout comme il est d’usage à l’époque, multiplie l’écriture d’articles et de nouvelles. Dès 1935, on retrouve ainsi sa signature dans «New Masses», la revue du PC américain, à laquelle collaborent des auteurs comme Hemingway, Dos Passos, Caldwell. Zinberg travaille aussi avec plusieurs journaux de la presse noire. Et, dans le «Pittsburgh Courier», il signe à la fois Len Zinberg et Ed Lacy, passant pour Noir sous ce pseudonyme qui va déterminer sa vie même s’il publie son premier roman en 1940. Il s’agit de «Walk hard, talk loud», une histoire qui se passe dans le milieu de la boxe.

Effacement
Mais il est bientôt mobilisé et aura pour frères d’armes et surtout de plume Dashiell Hammett, Irving Shaw, William Saroyan et Walter Bernstein. Len Zinberg devient un des correspondants de l’hebdomadaire «Yank» Ce magazine était écrit uniquement par des militaires du rang et destiné aux soldats, marins et aviateurs servant en dehors des États-Unis. En parallèle, il écrit pour son propre compte, toujours pour des journaux noirs et pour la revue littéraire «Story».
Après guerre, son parcours et ses écrits lui vaudront d’être étiquetés «Rouge». Il est fiché par le FBI. Confronté au MacCarthysme, Len Zinberg s’efface.

Résurrection
Mais dès 1951, il ressuscite sous le pseudonyme d’Ed Lacy et publie des romans noir qui seront publiés en français dans la série noire ou dans la collection «Mystères» des Presses de la Cité. «Chez Zinberg-Lacy, on voit se déployer des personnages extraordinaires issus des minorités. Des Noirs, des Indiens, des Porto-Ricains, des Mexicains, les femmes… Ce sont des figures à contre-courant, profondément humaines, tout simplement. Elles défendent des valeurs de tolérance. C’est l’anti Mike Hammer/Mickey Spillane, violent, raciste, anti-communiste, misogyne…», souligne Roger Martin.

C’est dans cette veine à la fois sociale et populaire qu’Ed Lacy crée en 1957 «le personnage de Toussaint Marcus Moore qui est dans «Traquenoir»1, le premier personnage de détective noir, avant Bob Fossoyeur et Ed Cercueil de Chester Himes», précise-t-il encore.
Jusqu’en janvier 1968, Zinberg publiera plus de 25 romans et plusieurs centaines de nouvelles, réussissant à vivre de sa plume évoquant dans ses écrits la Chasse aux sorcières, la Guerre d’Espagne, la Résistance italienne ou française, mais surtout « il ne dérogera jamais à ses idées» s’enthousiasme encore Roger Martin qui confesse «entre les traductions et les versions originales, avoir lu l’intégrale de la production de Zinberg-Lacy». Il se réjouit que l’auteur suscite «de nouveau l’intérêt aux États-Unis, même si les recherches des spécialistes en sont encore à leurs balbutiements!»

Pour en savoir plus, il faut compter avec biographie qui se lit – presque – comme un roman!

1Roger Martin a publié une nouvelle traduction de «Traquenoir» parue au éditions du Canoë et en 10/18 pour la version poche.

«Ed Lacy, un inconnu nommé Lev Zinberg», Roger Martin, 301 pages Éditions À plus d’un titre

Une phrase: «Len Zinberg, sous toutes ses identités, n’a jamais cessé d’évoquer la question du racisme et des discriminations, sans jamais nier toute sa complexité.»

À propos de 813
«813 Les amis des littératures policières» est la première association européenne des amateurs de littérature policière sous toutes ses formes. Elle regroupe de part le monde plus de 800 membres, auteurs, éditeurs, journalistes, libraires ou simples lecteurs afin de partager, et de faire partager une passion commune: le genre policier, ses grands noms, ses classiques, son histoire mais aussi ses illustres inconnus. Son nom provient du roman «813» des aventures d’Arsène Lupin.
Maurice Renault qui fut éditeur, agent littéraire, producteur d’émission radiophonique, a largement contribué à l’essor de la littérature populaire. C’est en hommage à ce travail que l’association décerne chaque année depuis1980 un prix portant son nom: Prix Maurice-Renault, Trophée 813 du Meilleur ouvrage critique
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À propos de Roger Martin

Né en 1950, Roger Martin est l’auteur d’une trentaine d’ouvrage: romans, enquête, essais et bandes dessinées, livres pour la jeunesse. Il a écrit plus de trois cents articles sur le Roman noir américain, dont il est un spécialiste reconnu. Il a aussi été le fondateur et rédacteur en chef, entre 1981 et 1989, d’une revue intitulée «Hard-boiled dicks – Les durs à cuire», dédiée à la littérature policière.

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.